L’apprentissage, une autre voie d’excellence

Formation Pour la Semaine de l’entrepreneuriat, des patrons expliquent en quoi la voie professionnelle peut aussi mener au succès.

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Images: Georges Cabrera

Ils ont quitté l’école à 16 ans pour entamer une formation professionnelle. Et ils sont aujourd’hui à la tête de leur entreprise. Cinq entrepreneurs ont partagé leur expérience jeudi, à l’occasion de la Semaine de l’entrepreneuriat. Un événement organisé à Genève par la Fondation en faveur de la formation professionnelle et continue, la Fédération des entreprises romandes Genève et l’Union industrielle genevoise. Les cinq patrons étaient tous animés par un même désir: déconstruire les préjugés qui pèsent sur la formation professionnelle et montrer qu’elle peut être une voie d’excellence. La Suisse possède une économie composée à plus de 90% d’entreprises de moins de 10 personnes, dont la plus grande partie a été créée par des entrepreneurs ayant suivi un apprentissage. Pourtant, lorsqu’on parle d’entrepreneuriat, on pense aux filières tertiaires, rarement à la formation professionnelle.

Car l’apprentissage n’a pas encore réussi à gagner ses lettres de noblesse.Surtout à Genève où moins de 5% des jeunes qui quittent le Cycle d’orientation commencent directement un apprentissage dual (mi-temps en entreprise, mi-temps à l’école). De plus, seul un quart des apprentis provient directement du Cycle, près de 20% ont déjà un titre du secondaire II… En Suisse, le canton connaît ainsi la plus faible proportion de jeunes qui entrent directement en formation professionnelle. Et peut aussi se «targuer» d’enregistrer le plus faible taux d’entreprises formatrices.

Alors, pour valoriser cette voie, le Conseil d’État a lancé en 2015 un plan d’action, comprenant notamment un renforcement du soutien aux entreprises formatrices, un élargissement des modalités de formation – pour permettre plus de souplesse dans le système – ou encore la mise en place d’une campagne de sensibilisation. Car il faut faire évoluer les mentalités. Dans l’esprit des Genevois, l’apprentissage est encore trop souvent assimilé à une voie de second choix qui cantonne à de «petits métiers». Or il ouvre en réalité de nombreuses portes. Par exemple, un CFC (certificat fédéral de capacité) permet de déboucher sur une maturité professionnelle qui autorise l’entrée dans les Hautes Écoles spécialisées (HES) et qui peut aussi mener à d’autres filières tertiaires, dont l’Université ou l’École polytechnique.

La reconnaissance est toutefois en marche: 2285 contrats d’apprentissage ont été signés à la rentrée scolaire 2016, soit une augmentation de 3,7% par rapport à l’année précédente. En 2016, il y avait 9647 jeunes intégrés dans une filière de formation professionnelle (+6,3% par rapport à 2015), 56,4% effectuaient un apprentissage en entreprise. Enfin, l’an passé, 623 certificats de maturité professionnelle – contre 530 en 2012 – ont été délivrés, toutes orientations confondues.

De «turbulents» à plombiers patrons

«À la fin du Cycle, on en avait marre des études. Après avoir effectué des stages et des jobs d’été dans divers domaines, on savait ce qu’on voulait faire de nos vies. On s’est donc lancé dans un apprentissage.» Flavio Latrofa, 25 ans, et Besart Bajrami, 26 ans, ont découvert la voie professionnelle en 2008, pour viser un CFC de plombier, «un métier tous les jours différent, du dépannage au gros chantier, avec un contact constant avec les gens», rapporte Besart Bajrami. Motivés, ils ratent tout de même leur première année. «Il y avait des cours théoriques alors qu’on ne voulait plus d’école!» justifie-t-il. «On était un peu des zonards, des turbulents, sourit Flavio Latrofa. Mais on s’est rendu compte que la vie, ce n’est pas rien faire. On s’est accroché et on a fini notre formation.» Tous deux saluent la nouvelle Constitution, qui instaure la formation obligatoire jusqu’à 18 ans. «Nous, on a pris conscience à temps et de nous-mêmes qu’il fallait se bouger. Mais pour ceux qui décrochent, c’est la plongée dans un engrenage dont il est difficile de ressortir si on ne les y oblige pas.» De ces quatre ans de formation, ils retirent une vraie expérience de vie. «À 16 ans, on gagnait un salaire, on pouvait gérer une bonne partie de notre vie, on était autonome!» Même s’il y a un revers de médaille: «On était en décalage avec nos potes aux études et on n’avait plus beaucoup de vacances…» Ils travaillent ensuite chacun de leur côté, avant de se retrouver en 2016 pour un projet ambitieux: à 24 et 25 ans, ils créent leur propre entreprise de plomberie. «Tout le monde nous disait qu’on n’avait pas assez d’expérience. Il ne faut pas écouter les gens quand t’as un rêve.» Un an et demi plus tard, EC’EAU GAZ tourne à plein régime, avec quatre employés. Pour les deux entrepreneurs, la voie professionnelle a été déterminante. «Le fait de travailler tôt nous a permis de mettre de l’argent de côté. Alors qu’à 25 ans, certains de nos potes en études galéraient encore pour se payer leur permis de conduire, nous on a pu se donner les moyens de devenir indépendants.» Besart ajoute: «Nos années de pratique nous ont aussi permis de construire un réseau qui nous a conseillés et un carnet d’adresses. Au début, on a dû se battre pour gagner notre crédibilité auprès des fournisseurs, mais on y est arrivé.» Une victoire et une fierté qui ont un prix: «Il faut oublier le calendrier et la montre… les urgences, c’est 24 h/24 tous les jours!» Pas de quoi ébranler leur motivation. «Ce n’est que le commencement. On va encore grandir…»

«Peu importe d’où vous partez!»

«J’ai quitté le Collège après la première année. Je voulais de la pratique. J’étais la première fille de ma famille, issue d’un milieu ouvrier, à faire des études… mais mes parents ont été très compréhensifs, ils m’ont soutenue.» Maddalena Di Meo, 37 ans, a quitté les bancs de l’école pour entreprendre une formation d’infirmière. «À l’époque, ce n’était pas encore une haute école mais une formation certifiante mêlant théorie et pratique. Je n’avais pas l’âge requis pour débuter, donc j’ai d’abord travaillé neuf mois dans un hôpital en tant qu’aide.» Elle confie: «Avec une formation professionnelle, on se retrouve dans la vie active, on dépasse le côté un peu futile de l’adolescence. Ce cursus de terrain a été vraiment inspirant et m’a apporté de l’humilité.» Mais après quelques années de pratique, la jeune infirmière se réoriente. «Ce métier me frustrait, politique et économie se mêlaient trop à notre mission, le temps dédié au patient était trop minuté. J’ai alors repris une formation en management tout en continuant à travailler.» Son diplôme, obtenu avec mention, lui ouvre les portes de la Haute École de commerce, où elle effectue, à 30 ans, un DAS (diplôme en emploi) en entrepreneurship et business. Elle découvre ensuite une annonce d’emploi à l’entreprise Firstmed, une école de premiers secours romande. «C’était pour le poste de directrice… Je ne savais pas si j’avais vraiment le profil, mais j’ai tenté. Et on m’a choisie! Ça m’a fait comprendre qu’il n’y a pas de frein à ses rêves.» Quelques années plus tard, elle devient même associée, décrochant au passage le titre de femme entrepreneur en 2016. «Si on m’avait dit, quand j’ai commencé mes études d’infirmière, que je serais là aujourd’hui, je ne l’aurais pas cru… Ça montre que peu importe d’où vous partez, vous pouvez devenir ce que vous voulez!» Maddalena Di Meo reconnaît qu’elle a eu de la chance que ses parents la soutiennent dans son choix, «alors que la voie professionnelle avait, et a encore, mauvaise réputation». Elle multiplie aujourd’hui les interventions auprès du public pour promouvoir cette voie. «On conditionne encore trop le jeune qui a de la facilité à faire des études, même s’il est très manuel! Et on pense encore, à tort, que faire des études est l’assurance de trouver un travail. Enfin, il faut que les parents et les jeunes comprennent qu’il n’y a pas de petits métiers, que la voie professionnelle ouvre de multiples portes!»

CFC, trading, chevaux et crowdfunding

Marie Debombourg, 29 ans, a un parcours plus qu’atypique: elle est passée par la Chancellerie genevoise, la physiothérapie pour chevaux, le trading et dirige aujourd’hui une entreprise dans le domaine du crowdfunding! Sa formation débute par un bac en France voisine. «J’ai ensuite voulu poursuivre ma formation à Genève, une ville dans laquelle je me sens vraiment bien.» Mais pour accéder aux hautes écoles, son bac ne suffit pas; un apprentissage accéléré lui permet de faire office de passerelle. «J’ai passé deux ans à la Chancellerie d’État, au Service du protocole, pour obtenir un CFC puis une maturité commerciale. Ça a été incroyablement formateur.» Et cela lui a ouvert la porte de la Haute École de gestion (HEG), qu’elle termine en 2011. «J’ai alors refusé des propositions d’emploi dans le trading pour me réorienter sur ma passion première: la physiothérapie pour chevaux.» Après avoir repris des études d’anatomie et de pathologie dans une école privée, elle crée, à 25 ans, Equinea et ouvre deux cabinets, à Genève puis à Bulle. «Je traite environ 600 chevaux par an.» Depuis septembre, elle a ajouté une corde à son arc: directrice adjointe de WeCanFund, une société qui développe une technologie informatique pour créer des plates-formes de crowdfunding. «C’est une personne de la HEG qui est venue me chercher!» Marie Debombourg ne serait pas arrivée jusque-là avec un parcours de formation «plus traditionnel», assure-t-elle. «L’apprentissage permet d’entrer plus vite dans la vie active et d’accéder à des métiers exceptionnels dans un laps de temps bien plus court qu’avec des études traditionnelles. Avec dans nos bagages un réseau, une expérience et un grand esprit d’initiative, car je pense qu’on a moins peur de prendre des risques.» La jeune femme regrette que cette voie ne soit pas reconnue à sa juste valeur. «L’apprentissage ne convient pas à tout le monde. Mais il faut que les enseignants au Cycle en fassent encore plus la promotion pour que parents et élèves soient plus au fait des portes qu’ouvre cette voie.»

«Avec ces notes, tu dois faire des études»

«Au Cycle, j’étais en section scientifique, tout le monde me voyait aller au Collège car je n’étais pas du tout manuel. Mais depuis l’âge de 8 ans, je ne voulais qu’une chose: devenir charpentier.» Thomas Büchi, 59 ans, est le fondateur et le président de l’entreprise Charpente Concept à Genève. Il se souvient de la réaction du directeur de son école lorsqu’il a annoncé prendre la voie de l’apprentissage. «Il m’a dit: «Mais avec ces notes, tu dois faire des études!» Il s’est ensuite tourné vers mon père en disant: «Vous prenez la responsabilité que votre fils se salisse les mains…» Mes parents m’ont toujours soutenu, j’ai eu de la chance.» La première année d’apprentissage est difficile, «on est projeté brutalement dans le monde des adultes. Le point positif est qu’on est plus vite mature! Et j’étais vraiment malhabile. Mais plus je touchais la matière, plus je l’aimais.» Il décroche son CFC de menuisier, suivi de celui de charpentier. Plus tard, alors employé dans une entreprise, Thomas Büchi reprend des études à l’École suisse d’ingénieurs du bois à Bienne et obtient un diplôme fédéral professionnel supérieur de maître charpentier. «J’avais envie de relier encore plus la main à la tête.» En 1991, il ouvre son propre bureau, qui compte aujourd’hui quatre agences. Et enchaîne les réalisations, dont le Refuge du Goûter au Mont-Blanc et le Palais de l’équilibre pour l’Expo.02, installé au CERN. «Si je n’avais pas eu ce passage dans le bain du métier, à toucher la matière, et que j’étais resté dans de l’intellectuel, je n’aurais pas eu une telle relation d’amour avec le bois, qui me permet de le transcender. Et je n’aurais jamais pu réaliser tout ce que j’ai fait.» Et de louer le système de formation professionnelle dual genevois: «Il permet d’apprendre un métier, tout en laissant la possibilité de raccorder à des études si on le souhaite, à travers des passerelles avec les hautes écoles.» Un système qui est pourtant encore trop dévalorisé selon lui. «On entend encore: «Tente la matu et si tu échoues, tu iras faire un apprentissage.» Il y a encore cette connotation de supériorité de ceux qui ont fait des études.»

Aurélie Toninato/ Tribune de Genève/ 16.11.2017